Lucien Laborde

Le poète

Poèmes extraits de " Voyages en Sélénie
"

Mon Père

Père - mon père - où veilles-tu ?

Au matin du monde à refaire
ton baiser longtemps suspendu
glissait sur mon oreille neuve
et je remontais ébloui
à la surface du sommeil.

Le volet s'entrouvrait sur des ronces noyées

Père - mon père - où marches-tu ?
par la saison des coqs rouillés ?
Sur quels tapis de lycopodes ?
vers quelle enfance aux antipodes
pour quel amour d'Océanie ?

Père - mon père - où neiges-tu ?
dans cette absence sans limite ?
Quelle présence inventes-tu
pour briser la mort trop étroite ?

...
Je te rencontre chaque soir
à la lisière de mes bois.
... On dit : c'est un oiseau de soie
ou le remords... ou la rancune...
qui grattent l'ombre des greniers...
... Mais je souris entre mes doigts.

Nous sommes seuls à nous connaître.

C'est toi qui viens marier au cantique de lune
le violon de Chagall oublié sur le toit.

Personne ne sait

Personne ne sait
nul n'entend
qui me vient voir
à cette heure oubliée
qui chuchote dans le verger
avec le dessein d'écraser
son visage contre ma vitre...
à cette heure - fière inconnue -
à cette heure - fille soumise -
projetée sous les réverbères
parmi les déserts de la rue...
... qui vient
recule
affole ma chandelle
l'élargit sur le mur de plâtre
de buvard
prête une âme au stérile
et m'abandonne
hagard.

Personne ne sait qui me vient
m'appartient sans se dévoiler
me condamne
me crucifie.

Interrogez les tapis
les tentures
et sur la porte verrouillée
le bec stupide du canard...
... personne n'a vu
nul ne saura rien
quand les brocs du matin
tinteront dans les cours.

...
Mais je soupçonne un vieil amour...

Le mal végétal

Que ceux qui n'ont jamais souffert
d'un mal végétal de chou tranché
d'une angoisse cristallisée
de sucre ou de sel
d'une cassure de silex en pleine rotule

que ceux qui n'ont jamais été fusillés
avec les murs à l'aube
qui n'ont jamais levé leurs cris leurs mains
comme un épi debout sur les épis fauchés

que ceux qui n'ont jamais senti
le poids impossible à mouvoir
du corps dans les prisons de lune

que ceux qui n'ont goûté l'horreur
de sombrer sous les vagues
dorment
roses replets stupides
la vanité chatoyante dans l'oeil
sur le rivage du grand lac
frémissant à plein ciel !

Que ceux-là restent à la porte
absents de la haute espérance !

Sans eux nous porterons la Terre
aux lèvres du soleil
à la santé des vendangeurs !

Mes arbres

Mes arbres abattus
mes oiseaux crucifiés
mes places sans statues
mes soleils sans été

le creux du bronze aux cloches
et son âme aux canons.

Un fleuve à noyer mon enfance
mon chien fidèle
mes remords

Attila et les viandes crues
montant la garde à mes frontières

mes grands morts allongés dans l'herbe

mon ciel récitant des proverbes

mes enfants affamés
mes filles sans amour

mon coeur qui voulait battre
au-delà de vos guerres
fusillé sur le mur de plomb

La peur des gifles sur les toits
la peur du sable entre les doigts

mille et trop de raisons de me pendre aux patères

...
si l'eau de source ardente et fière
si l'eau de Médicis
obstinée de lumière
n'était venue à mon secours.

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